Perdre mes moyens
25 Sep 2020
Mes amis le savent, j’ai été longtemps impressionnée et impressionnable quand je me trouvais face à quelqu’un de très diplômé. Souffrant à l’époque d’un complexe d’infériorité, j’en perdais mon latin, ma spontanéité et mon effervescence habituelle. Plus maintenant. A force de les côtoyer, je me suis rendue compte que mon intelligence émotionnelle les impressionnait tout autant.

Or, dans l’avion avec une copine pour un week-end à Rome, le siège à côté de moi est occupé par un tennis man, grand, sportif, équipé de raquettes en grand nombre. Ne connaissant pas grand-chose au tennis, je lui fais la conversation et il se présente comme Benoît Paire. Numéro 2 du tennis français ! – Et re-belotte !
Je suis tellement intimidée par sa gentillesse et sa bienveillance qu’en sortant de l’avion, j’en oublie ma valise dans le compartiment bagages !
Plan d’action ? Me rendre compte que moi aussi, je suis une vedette en mon genre.
Et vous ? Quelle est votre recette pour ne pas perdre vos moyens?
oui il faut perdre ses moyens (!) comme le dis si bien Walter Benjamin ««personne ne devient jamais maître en un domaine où il n’a pas connu l’impuissance, et qui souscrit à cela saura aussi que cette impuissance ne se trouve ni au début ni avant l’effort entrepris, mais en son centre».
Le premier paragraphe de cette bulle aborde en deux ou trois points (diplômés ou non, complexe infériorité vs supériorité, intelligence émotionnelle vs intellectuelle) une très importante problématique de la logique philosophique: dualisme vs monisme.
Si l’on est dualiste comme Descartes, alors il y a les deux entités radicalement séparées, irréductibles l’une à l’autre que sont le corps et l’esprit. Si l’on est moniste comme Spinoza cette dichotomie, ce clivage disparait: « l’esprit est la pensée du corps » (sans cerveau, sans hard pas de soft, pas d’esprit: l’esprit est le fonctionnement spécialisé du cerveau comme le battement cardiaque est la logique fonctionnelle du muscle cardiaque).
Les conséquences de ce dualisme vs monisme sont colossales et sans doute un enjeu majeure pour la compréhension des modes de raisonnements.
« j’ai été longtemps impressionnée et impressionnable quand je me trouvais face à quelqu’un de très diplômé »: la logique intellectuelle repose sur l’analyse de ses intuitions, de ses impressions qui sont premières: sans cette sensibilité source des intuitions scientifiques pas de grande théorie: donc pas de clivage possible, pas de dualisme puisque les deux se nourrissent réciproquement.
« Souffrant à l’époque d’un complexe d’infériorité »: le complexe d’infériorité est contemporain d’un tenant de la psychologie individuelle Alfred Adler qui rapportait toutes nos problématiques futures à ce sentiment ressenti par l’enfant en état d’infériorité biologique. Cette causalité biologique fut l’un des éléments de sa rupture avec Freud, ce dernier ne pouvant pas retrouver dans ce mode de raisonnement le mode de pensée psychanalytique. Pour Freud ce sentiment (d’infériorité-supériorité )est un symptôme (« ce qui tombe avec » étymologiquement) et en aucun cas une cause première, un facteur étiologique.
La démarche d’Adler repose sur un dualisme corps-esprit et c’est ici le corps biologique qui est pointé comme un élément causal venant expliquer les avatars du mental. N’oublions pas qu’un grand virage de la théorie freudienne sera l’abandon de la théorie du trauma (ici chez Adler l’infériorité biologique agirait comme un trauma) pour la remplacer par la théorie du fantasme; c’est la manière dont l’enfant interprétera fantastiquement ce soi-disant trauma biologique qui sera en réalité l’élément clé.
Freud en cela est dans la continuité philosophique des stoïciens (« ce ne sont pas les choses qui nous troublent, mais l’opinion que nous nous faisons des choses »Epictète) ou de Spinoza (« « Je dis concept plutôt que perception, parce que le mot perception semble indiquer que l’Esprit est passif à l’égard de l’objet, tandis que concept exprime plutôt une action de l’Esprit » Spinoza (1632-1677)). Il ne faut pas oublier que Freud parle très tôt de « maladie de la causalité » c’est à dire de cette maladie qui consiste à tout expliquer par une cause (souvent extérieur à soi… c’est plus pratique !). Cet argument sera développé de façon magistral par Karl Popper (et qu’il utilisera d’ailleurs contre une partie des émules de la psychanalyse ‘lacanienne’ !).
Continuons avec Spinoza: “Par sentiments contraires (ici, complexe d’infériorité vs supériorité), j’entendrais par la suite ceux qui, bien que du même genre, entraînent l’homme en sens opposés, comme la gourmandise ou l’avarice, qui sont des espèces de l’amour. Mais ce n’est pas par nature, mais par accident, qu’ils sont contraires”
L’exemple le plus pédagogique me semble être celui de l’optimisme et du pessimisme, qui sont opposés « quant aux effets » « par accident » alors que par « nature » il repose dans les deux cas sur un désir de certitude (qui se conjugue en certitude que ça aille bien ou mal, « »quant aux effets »).
« Nous ne découvrons dans les choses aucune cause, nous nous contentons de remarquer ce qui lui correspond en nous. Où que nous portions le regard, nous ne voyions que nous-mêmes ». Lichtenberg (1742-1799)
«Rien ne peut être ordonné à une quelconque fin sans que ne préexiste en lui une certaine disposition à cette fin» Saint Thomas d’Aquin (1225 – 1274)
Ce « complexe d’infériorité » dont il est fait état dans cette bulle est donc tout au plus à mettre en relation avec un symptôme interne (à décoder) et non avec une cause externe. C’est à dire que nous tombons sur une deuxième problématique majeure de la philosophie : le passage d’une explication transcendance (la causalité externe) à une explication immanente (un conflit interne, par exemple, entre mon moi et mon surmoi, dont le symptôme est ce sentiment d’infériorité projeté à tort sur un élément biologique).
« A force de les côtoyer, je me suis rendue compte que mon intelligence émotionnelle les impressionnait tout autant. »: nous retrouvons ici un deuxième clivage: infériorité vs supérorité étant le premier): intelligence émotionnelle vs mentale.
Même critique possible de ce dualisme en faisant remarquer que la plupart des découvertes théoriques scientifiques se sont faites sur la base d’intuitions, d’émotions secondairement intellectualisées.
Kepler à l’idée de l’orbite elliptique de la terre autour du soleil après avoir ressenti la proximité avec la trilogie du Père (soleil), du Fils (terre) et du Saint esprit (l’espace inter sidéral); et Kékulé à l’idée de la première formule chimique cyclique (non linéaire) du benzène après avoir rêver à un chat qui se mord la queue !
« Plan d’action ? Me rendre compte que moi aussi, je suis une vedette en mon genre. »: voilà une solution qui repose sur une analyse… psychologique. Que je me fixe pour plan thérapeutique de devenir ou de prendre conscience que je suis une vedette, laisse intacte le dualisme et le clivage idéologique d’un monde entre vedette et non vedette. Or ce clivage est avant tout le mien, celui entre mon surmoi qui m’incite à être une vedette et mon pauvre moi qui ne se sent pas à la hauteur.
Et c’est là où gît une solution plus analytique (que je viens de décrire): la prise de conscience que c’est en réalité un confit à l’intérieur de moi-même qui me rabaisse et que je projette sur mes rapports aux autres (ces autres qui sont tout au plus des révélateurs extérieurs d’une problématique intérieure: une projection d’une immanence intime qui devient alors une transcendance externe (je visualise dans le monde de la psychologie individuelle (moi et les autres) ce qui est de l’ordre d’un conflit interne immanent).
«Et vous ? Quelle est votre recette pour ne pas perdre vos moyens ? « : faire la peau à ce foutu surmoi, héritage hybride entre tradition culturelle et familiale, qui exerce sur moi et de l’intérieur une morale sadisante ! Certes je peux continuer (méthode Coué) à me dire moi-même une vedette pour me rassurer. Mais ce remède est presque pire que le mal (véritable « pharmakpn » grec) car il me condamne à l’idéologie de la vedette, de la starrisation.
Ce propos ressemble à une critique que faisait Lacan à la ‘psychanalyse’ made in USA (psychologisation qui a failli faire disparaitre la psychanalyse au USA): ainsi on entendait des pseudo-psychanalystes dirent qu’il fallait permettre aux hystériques de fortifier leur moi: à quoi Lacan répondait que justement c’était à cause de ce moi fort (c’est à dire le surmoi) qu’ils souffraient. Donc bien au contraire de renforcer leur moi (« je suis une vedette » !!!), il fallait débusquer cette idéologie surmoïque sadisante à l’intérieur d’eux et non la renforcer). Vouloir être une vedette, c’est s’aliéner à une idéologie extérieure (très en vogue dans notre société, grande consommatrice de vedette…) qu’on veut imiter à tout prix (et qui est le principe même de la névrose: se conformer au désir de l’autre). Ce courant fort bien nommé de « l’ego psychologie » à l’américaine tend à devenir hégémonique y compris dans le domaine du management et du coaching…
Et on retrouve en ce point l’étymologie du mot désir (selon Platon, conception qui sera battu en brèche par Spinoza), qui provient du latin « desiderarum »: l’astre qui manque à sa place » (« sidéral » est contenu dans ce mot latin). Ne pas oublier que pour les Grecs anciens il n’y avait pas de sujet au sens plein puisque qu’ils considéraient que les Dieux étaient responsables de l’ordre cosmique: bref on n’avait le droit… au sujet ou au chapitre ! Il faut attendre Spinoza pour voir le désir comme immanence constituant un vrai sujet, alors que jusque là il était la transcendance des Dieux, qui désiraient pour moi. C’est aussi pour cette raison qu’à l’époque l’esclavage n’était pas un réel problème, car les Dieux en avaient décidé ainsi (mektoub…). Lorsque je veux faire la vedette à laquelle m’invite les dieux de la société de consommation… je fais l’esclave !!! (Voir Nietzsche qui dénonce notre mentalité d’esclave pétri de ressentiment… en raison même de notre propre mise en esclavage inconsciente qu’est notre conformisme (doxosophie de Bourdieu: dénonce ceux qui sont toujours dans la doxa, dans l’orthodoxie, dans le politiquement correct)).
« Ni ange, ni bête mais homme » disait, je crois, un commentateur de Pascal dont j’ai oublié le nom.
« Je suis un évadé, dès que je suis née, en moi l’on m’a enfermé. Oui mais je me suis enfui. Être UN c’est une prison, être moi c’est ne pas être, je vivrais dans la fuite mais pour de bon » Pessoa (alors être une vedette !!!)
«Vivre c’est être un autre et sentir n’est pas possible si l’on sent aujourd’hui comme on a senti hier. Sentir aujourd’hui comme on a senti hier, ça n’est pas sentir, c’est se souvenir aujourd’hui de ce qu’on a ressenti hier, c’est être aujourd’hui le vivant cadavre de ce que fut hier la vie. Tout effacer sur le tableau, du jour au lendemain se retrouver neuf à chaque aurore dans la revirginité perpétuelle de l’émotion. Voilà et voilà seulement ce qui vaut la peine d’être ou d’avoir pour être ou avoir ce qu’imparfaitement nous sommes… Ce qui sera demain sera autre et ce que je verrais sera vu par des yeux recomposés, emplis d’une vision nouvelle… Vous n’êtes aujourd’hui, vous n’êtes moi que parce que je vous vois. Vous serez demain ce que je serais et je vous aime voyageurs penchés sur le bastingage comme un navire en mer croise un autre navire laissant sur son passage des regrets inconnus» Pessoa
« Et vous ? Quelle est votre recette pour ne pas perdre vos moyens ? »: c’est d’accepter… de les perdre ! Car comme nous l’apprends Nietzsche « à l’école de guerre de la vie, ce qui ne me tue pas me rend plus fort » et comme le dis si bien Walter Benjamin ««personne ne devient jamais maître en un domaine où il n’a pas connu l’impuissance, et qui souscrit à cela saura aussi que cette impuissance ne se trouve ni au début ni avant l’effort entrepris, mais en son centre».
Voilà pourquoi bien loin de prôner les capacités ‘positives’ (avec Carrefour je positive…), j’aurais tendance à dire d’aller s’inspirer du côté des capacités négatives: « on mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter » ce serait de Kant.
* «De l’argile, nous faisons un pot, mais c’est le vide à l’intérieur qui retient ce que nous voulons»
* «Trente rayons convergent au moyeu, mais c’est le vide médian qui fait marcher le char».
* «L’échec est le fondement de la réussite»
* «La plus grande révélation est le silence»
* «Sois avare de tes paroles, et les choses s’arrangeront d’elles-mêmes».
* «Gouverne le mieux qui gouverne le moins»
* « Je traite avec bonté ceux qui ont la bonté ; je traite avec bonté ceux qui sont sans bonté. Et ainsi gagne la bontée ».
Capacité négative: « C’est la « qualité qui contribue à former un homme accompli (s’accomplir, se réaliser et non se dépasser) lorsqu’il est capable d’être dans l’incertitude, les mystères, les doutes (embarras, perdu, impuissant) sans courir avec irritation (l’angoisse se décharge sous forme d’agressivité) après le fait (hyperactivité contra phobique, agir,) et la raison (obsessionnel)» (j’ai oublié le nom de l’auteur: Keats je crois).
* ce « négatif » n’a pas la connotation morale de mal, mauvais
* c’est poser quelque chose à partir de ce qu’elle n’est pas
* la sculpture enlève, la peinture ajoute
Le vedétatria comme incitation au narcissisme !
* « cogito ergo sum », « Je pense donc je suis »: Descartes : illusion d’un sujet qui dit JE
* La volonté du psychique dirige le corps
* «la servitude volontaire» : La Boétie avec Descartes
* Dualisme radical corps esprit
* «cogigatur»: «ça pense» : Spinoza : servitude passionnelle (amour, haine et ignorance): desiro ergo sum
* Pédagogie spinozienne de Lacan
* «ça pense où je ne suis pas et je suis où ça ne pense pas»: Lacan
* « Je pense ‘donc je suis’ » : Lacan. Le moi comme cause de soi-même (Hume): je pars de la conclusion à laquelle je veux arriver (‘donc je suis’) et je fabrique un raisonnement pour arriver à cette conclusion !