La lavande
13 Mar 2021

Devant nous, une étendue de champs de lavande. De cette couleur si particulière entre bleu et violet. Ces rangées de plantes solidement ancrées dans le sol aride qui épousent la forme ondulante du paysage. Avec ses fleurs qui bougent dans la brise ambiante. Le chant des cigales en bruit de fond …. et puis il y a cette odeur. Ce parfum reconnaissable entre mille qui chatouille nos narines et laisse une infime trace sur notre langue. Le soleil au zénith réchauffe la peau et fait plisser les yeux.
En nous plongeant dans ce tableau nous avons utilisé tous nos sens. La vue, l’odorat, l’ouïe, le toucher, le goût mais surtout, nous avons goûté à l’ambiance. En pénétrant dans ce paysage nous avons créé une sensation dans le corps. Et cette sensation nous fait voyager et surtout – perdure au-delà du moment présent.
Et si nous faisions appel à nos 5 sens pour tous les moments importants de notre vie ? ils sont actifs et prêts à nous servir. Mais nous les ignorons. Chaque expérience devient une ambiance – et un tableau sensoriel – à accrocher dans le musée de notre vie.
Envie de devenir le conservateur de votre musée ?
PS. Retrouvez les bulles en vidéo ici sur ma chaîne YouTube !
En fait ce texte me convient jusqu’au moment final où ça se gâte « … et un tableau sensoriel – à accrocher dans le musée de notre vie.
Envie de devenir le conservateur de votre musée ? ».
« Et cette sensation nous fait voyager et surtout – perdure au-delà du moment présent » : comment ne pas évoquer la « durée » de Bergson et la phénoménologie de Husserl, ces expériences qui se détachent d’un temps historique et chronométrique pour aller vers un temps vécu, gros d’intentionalités inconscientes.
« Envie de devenir le conservateur de votre musée ? »: ça c’est quasiment la définition de la névrose obsessionnelle !!! Le poids du passé, de tout ce qui se transmet, de la tradition comme de la biologie, au point de tuer tout présent et tout avenir: devenir le vivant cadavre de soi-même comme seul horizon ! ‘Projet’ mélancolique où « l’ombre de l’objet s’abat sur le moi » dans un deuil impossible du passé.
Il y a finalement deux position symétriques qui menacent notre devenir au présent: la nostalgie qui vole ce présent par fixation à « un passé qui ne passe pas » et « L’espoir, passion triste qui nous vole le présent au nom d’un lendemain ».
Et pourtant cela avait bien commencer: « Et cette sensation nous fait voyager »: « Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à changer de paysage, mais à avoir de nouveaux yeux » Proust. Et avoir de nouveaux yeux demande justement de nous extirper d’une vie musée, d’une vie muselée par la mémoire: pour pouvoir se souvenir, il faut pouvoir oublier, dit-on ! C’est même le mode de fonctionnement d’une psychanalyse avec sa libre association : dire ce qui passe par la tête en se libérant d’une histoire en boite et construite de manière politiquement correcte, nommée « roman familial » ou « souvenir écran-couvercle ».
Donc oui envie de « devenir » mais justement pour rester « en vie » éviter d’avoir envie « de devenir le conservateur de votre musée »: devenir et conserver étant antinomique et formant un oxymore: accélérer et freiner en même temps !
Cette bulle renvoie indirectement à la bulle précédente sur la question de l’être: quand je dis orgueilleusement et volontairement cette folie « je suis moi », ce « moi » est justement, ainsi que l’introduit le verbe être comme verbe d’état, « le conservateur de votre musée ». D’où l’idée que pour être… en devenir il faut s’évader (Pessoa) de ce moi qui nous cadavérise dans une fixité et une fidélité à nous même… en personne.
Sinon tout ce qui est dit ici (hormis la fin !) pourrait l’être dit d’une expérience de dégustation d’un grand vin. Peut être juste l’occasion de rappeler le débat entre William James et Wittgenstein à propos de la différence, ou non, entre sensation et émotion. Pour W. James émotion et sensation sont une seule et même chose, ou du moins sont dans une relation empirique directe: l’extérieur me donne une sensation qui me provoque une émotion, qui est ainsi le reflet du vin ou du paysage. Pour Wittgenstein l’émotion est distincte de la sensation et est totalement dépendante de la subjectivité du sujet: l’émotion n’est que le reflet du sujet. C’est ce qui rend le témoignage humain si fragile.
« Je dis concept
plutôt que perception,
parce que
le mot perception semble indiquer que l’Esprit est passif à l’égard de l’objet,
tandis que concept exprime plutôt une action de l’Esprit »
Spinoza (1632-1677)
On ne s’étonnera pas que Wittgenstein est intitulé son grand ouvrage « Tractatus logico-philosophicus » en mémoire de Spinoza et de son « Tractatus theologico-politicus »
« Nous ne connaissons a priori des choses
que ce que nous y mettons
nous même » « L’objet n’est pas
hors du concept »
« La saveur et les couleurs … ne sont liées au phénomène
qu’en qualité d’effet de notre organisation particulière
qui s’y ajoute accidentellement »
(Kant)