Enlevez vos lunettes !
15 Mai 2020
« Laisse-moi enlever mes lunettes pour que je puisse me concentrer ! »

Je regarde mon interlocuteur avec surprise. Je comprends. Quand les contours disparaissent dans sa myopie, il n’est plus distrait par son environnement et il peut se focaliser sur le problème !
Nous connaissons cet état quand nous rêvassons ; notre regard se fige et l’environnement se brouille. Dans cette bouillie une idée seule se cristallise.
Quand je regarde la montre fermement attachée à mon avant-bras ou le réveil sur ma table de chevet, je ne vois qu’une seule chose : l’heure !
Si j’essaie d’accomplir cette même prouesse en regardant mon smartphone, je suis à coup sûr distraite par les bulles rouges indiquant le nombre d’appels, de mails et autres messages texte arrivés en mon absence. Je me vois répondre aux messages et me rends compte plus tard que je ne sais toujours pas quelle heure il est !
Et vous ? Quelles lunettes symboliques devriez-vous enlever pour vous focaliser sur quoi ?
Les lunettes corrigent ici une myopie qui s’avère finalement être une chance plus qu’un handicap !
Comment ne pas penser immédiatement à un grand débat qui a secoué le monde religieux entre les iconophiles et les iconoclastes:
pour les premiers Dieux se représentent pour les seconds Dieu étant plus qu’une image, qu’une icône ne peut justement pas être réduit à une représentation visuelle, ne peut pas être réduit à quelque chose.
Angelus Silesus (1624-1677): «Si tu aimes quelque chose, tu n’aimes rien./ Dieu n’est ni ceci ni cela. Laisse le quelque chose»
Comment ne pas penser au divan du psychanalyste qui soustrait mutuellement analyste et analysant du regard de l’autre et de l’Autre, regard qui pollue la libre association des pensées qui passent par la tête.
Certes au départ Freud hérite du divan de par l’utilisation de l’hypnose. Mais il en vient à récuser l’hypnose justement parce que sous la fascination hypnotique de l’autre (l’hypnotiseur) le patient reste soumis à cet autre dont il s’agit de se libérer: la névrose étant, peu ou prou, ce comportement qui s’inscrit dans ce qu’on croit être le désir de l’autre: cette mise en conformité étant censée le séduire. Le libertinage est d’abord ce courant de pensée qui vise à ne plus être l’esclave de la bien pensance et du politiquement correct, c’est à dire de l’aliénation à des images, à des lieux communs.
« L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn » (Victor Hugo): belle métaphore poétique du surmoi freudien. Le « surmoi » cette instance mienne qui est la présence des autres en moi, comme un cheval de Troie à l’insu de mon gré.
La vue pervertit en réduisant (réduction métonymique des linguistes) la complexité d’une chose à sa seule représentation visuelle: le drame de Narcisse et de Marylyn: n’être qu’une icône alors qu’on est bien plus que ça…
La vue est un « divertissement » au sens pascalien du terme. L’image qui m’affecte me phagocyte au détriment de la pensée et de la raison.
Voilà donc les deux termes du débat philosophique qu’on retrouve peu ou prou chez tous les philosophes: affect et représentation.
Freud en fait l’opposition entre les processus primaires et secondaires de l’inconscient: le processus primaire fait que nous associons les choses par « identité de perception » (ressemblance visuelle ou sonore (les rimes de la poésie, la prosodie de la voie, « signifiant » saussurien comme image acoustique des mots)), le processus secondaire fait que nous associons les choses par « identité de pensée » (concept, signifié).
En ces temps de Covid19 nous assistons par exemple à « la tyrannie des affects (des images) d’indignation »: nous imitons servilement cet affect d’indignation car nous avons étés éduqués avec cet affect que s’indigner nous rend actif pour la résolution du problème que notre indignation dénonce… mais « souffler n’est pas jouer » ! Et c’est ainsi que tous les gouvernements, quelque soit leur bord politique, servent de bouc émissaire pour des problématiques structurelles dont ils ne sont que des… images, que des représentants. Donner à VOIR notre indignation (forme d’hystérie collective) nous permet de nous disculper de notre propre responsabilité de n’avoir rien fait (pour les masques, par exemple !).
La pathologie de l’image est à la naissance même de la psychanalyse avec les études sur l’hystérie: l’hystérique manifeste, donne à voir ce qu’il ne peut dire: ses symptômes sont autant de hiéroglyphes à déchiffrer et réclame de notre part d’être des Champolions !
Tous les tests d’intelligence mesure notre capacité à nous extraire des images: si je donne trois nombres 4, 9 et 16 comme image d’une fonction commune, mon travail de pensée (processus secondaire) me permettra de m’abstraire de ces trois images (processus primaire) et dire que ces nombres sont les trois images de la fonction x au carré. Ce que fait exactement l’analyse des images d’un rêve…
Cela m’évite de faire la bêtise des affects de l’image dénoncée avec humour par Musil (1880-1942):
« … le zoologiste qui classerait
parmi les quadrupèdes
les chiens,
les tables,
les chaises
et les équations du 4° degré »
Nos affects sont nos portes d’entrée du monde en nous, sont nos images du monde. Il faut juste nous en méfier car l’habit ne fait pas le moine: « les phrases naissent toutes habillées »Oscar Wilde: à méditer ! Sous les pavés (des images) la plage (de la raison).